Sénégal : Quand la critique devient un crime ( Par Cheikhou Oumar Sy et Théodore Chérif Monteil )

Depuis plusieurs semaines, une constante inquiétante s’installe dans l’espace public sénégalais : l’arrestation répétée de citoyens dont le seul tort est d’avoir exprimé une opinion critique. Une opinion, parfois mordante, souvent fondée, mais toujours pacifique.
Il ne s’agit plus d’incidents isolés, mais d’un mécanisme politique qui se met lentement en place : la judiciarisation de la parole, c’est-à-dire l’usage des instruments de droit pénal pour neutraliser les voix discordantes.
Le 5 juillet dernier, Abdou Nguer, tailleur de métier et citoyen engagé, a été arrêté pour un post Facebook dans lequel il exprimait, avec ses mots, une déception face à la gestion du pouvoir. Un propos qui aurait dû susciter débat ou contradiction. Il a trouvé la prison.
D’autres figures injustement ciblées le rejoignent : Moustapha Diakhaté, Bachir Fofona et probablement dans les prochains jours, Badara Gadiaga. Ces hommes ne menacent pas la République. Ils la questionnent. Et c’est cela qui devient insupportable dans un climat où la critique est perçue comme trahison, et la mémoire comme provocation.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des libertés individuelles, mais la nature même du contrat démocratique. Le Sénégal ne peut pas se contenter de rester une démocratie d’urnes ; il doit demeurer une démocratie d’opinions.
Or, les articles 80 et 254 du Code pénal, encore utilisés, parfois même intensifié, par l’actuel pouvoir, sont devenus les bras armés d’une censure d’État :
L’article 80 sanctionne toute atteinte présumée à la sûreté de l’État. Mais dans les faits, il permet surtout de criminaliser la contradiction.
L’article 254, qui punit toute diffusion de propos pouvant troubler l’ordre public, laisse une latitude dangereuse à l’arbitraire politique. Ces textes, hérités d’une autre époque, doivent être abrogés immédiatement. Car en démocratie, la liberté d’expression ne peut être subordonnée à la tranquillité du pouvoir. Elle en est la condition. Et surtout : est-ce vraiment cela la priorité ?
Notre pays fait face à des défis considérables : ralentissement économique, montée du chômage, précarité grandissante, effritement de la confiance publique. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de répression, mais d’idées. D’un espace de débats, d’innovation sociale, de confrontation productive. Le Sénégal ne manque ni de talents ni d’initiatives. Il manque d’un pouvoir qui accepte de s’enrichir des critiques, plutôt que de les étouffer. Il manque d’un souffle républicain, comme celui qu’ont incarné hier Amath Dansokho, Landing Savané, Sémou Pathé Guéye, Babacar Touré… des voix libres, des consciences debout, qui ont fait avancer ce pays sans jamais courber l’échine devant l’autorité.
Si critiquer devient un crime, alors voter devient un leurre. La démocratie ne se mesure pas à la tenue d’élections, mais à la capacité d’un citoyen à penser librement et parler sans craindre la prison.
Notre contribution n’est pas une provocation. Elle est un appel au discernement, à la fidélité aux engagements, à la protection des acquis démocratiques. Elle est un acte de responsabilité.
Il n’est pas encore trop tard. Mais chaque arrestation de trop fissure notre démocratie et nous rapproche d’une dictature annoncée. Nous appelons donc solennellement à l’abrogation immédiate des articles 80 et 254 du Code pénal.
Et nous appelons le peuple sénégalais à demeurer vigilant, digne et engagé.
Car défendre la liberté d’expression, ce n’est pas défier l’État. C’est défendre la République.
Dakar, le 10 juillet 2025
Cheikhou Oumar Sy
Théodore Chérif Monteil
Anciens députés à l’Assemblée nationale